Jean Thivierge – Réflexions d’un col bleu


Je me suis toujours vu comme un col bleu de l'information durant mes 30 ans comme journaliste à Radio-Canada. En travaillant dans cette boîte, j'avais doublement le devoir de défendre avant tout l'intérêt public. Tout d'abord, dans une société d'État qui est au centre du développement socioculturel du Canada et du Québec, on ne peut passer à côté de cette responsabilité et, quand j'y suis entré, c'est cette culture qui dominait à RadCan. Ensuite, comme journaliste, face à une société dont le développement s'accélérait, mais où les inégalités apparaissaient de façon plus criante, je sentais aussi que je devais avant tout défendre l'intérêt public dans toute l'acception du terme.

J'ai fait de l'action syndicale à partir des années 80 dans la foulée de toutes les batailles des années 60 et 70 pour permettre aux journalistes de protéger leur indépendance et leur intégrité. Je croyais que l'amélioration des conditions de travail faisait partie de cette démarche. Aujourd'hui, ce que je vois, c'est le recul des conditions de travail partout dans les médias. On a réduit les effectifs sans égard aux conventions, et, dans certaines entreprises, la judiciarisation des relations de travail finit par vider de leur sens des conventions collectives rendues inapplicables. Les clauses discriminatoires ou «orphelins» se sont multipliées pour réduire les conditions de travail des jeunes qu'on embauche. Le recours aux employés temporaires «jetables après usage» est devenu la norme.

Pour réduire les coûts de production tout en augmentant la productivité, on a non seulement réduit les effectifs, mais on a aussi changé l'orientation des couvertures journalistiques en privilégiant, par exemple, la couverture des faits divers, qui ont l'avantage de comporter une histoire complète quand on la rapporte et qui ne nécessitent pas un effort de compréhension trop important, que ce soit de la part du journaliste ou du public.

Le flux d'informations disponibles maintenant dépasse souvent la capacité d'absorption du public. Ce faisant, les citoyens se sentent floués ou perdus, incapables de donner un sens exact à ce qu'ils apprennent. Le rôle, ou à tout le moins un des rôles du journaliste responsable et préoccupé par l'intérêt public, est justement de donner un sens, une signifiance à cette masse d'informations.

Dans la mesure où les journalistes sont objectivement moins nombreux à scruter la réalité, dans la mesure où les intérêts corporatifs ont pris le dessus sur l'intérêt public, dans la mesure où l'organisation du travail devient tranquillement une «désorganisation tranquille du travail», on entre brutalement dans un monde où la rumeur et l'approximatif se confondent avec la réalité. Des sociétés fascisantes peuvent se développer sur de telles bases.

***
Jean Thivierge a travaillé 30 ans comme journaliste à Radio-Canada, dont 18 comme correspondant parlementaire pour le service des nouvelles radio. Il a couvert tous les grands événements politiques des 25 dernières années au Québec, dont les référendums de 1980, 1992 et 1995, en plus de couvrir les campagnes électorales de 1989 à 2003. Préoccupé par les questions d'environnement et d'énergie, il a produit de nombreux reportages sur ces sujets. Quelques séjours en milieu autochtone ont également été à l'origine d'une couverture assidue des dossiers autochtones. Les dossiers sociaux, mais aussi celui des négociations du secteur public, ont également été son pain et son beurre durant ses années de journalisme. Jean Thivierge est retraité de Radio-Canada depuis juin 2007.

1 commentaire:

J-Paul a dit…

jpt799 at gmail.com