Anne-Marie Voisard – Un colloque stimulant


Puisque le blogue reste ouvert, et que l'invitation à revenir nous est lancée, voici donc quelques impressions au lendemain de ce colloque que j'ai trouvé hautement stimulant. Mobilisateur!

L'idée de faire appel à quelques anciens du métier fut fort appréciée, à tout le moins par les gens de ma génération. Joan Fraser a dit: «C'est dans le sang, être journaliste». Elle a bien raison. Tant qu'on a la santé, on veut continuer. De plus, le fait de ne plus être quotidiennement sur le qui-vive procure un recul. Une liberté nouvelle.

J'aurais aimé toutefois que plus de collègues, chez les syndiqués, prennent part à l'exercice. Ce sera pour une prochaine fois. Car il faut souhaiter que d'autres rencontres suivent. Et celles-là avec le public. Et aussi les boss.

Aidan White, secrétaire général de la Fédération internationale des journalistes, s'est exprimé sans équivoque là-dessus, dans un atelier où j'étais. Le débat sur les médias et la démocratie ne peut aboutir en l'absence des patrons de presse. Qu'on discute maintenant entre nous, c'est un départ. Mais il faut élargir la participation aux artisans de la concentration et de la convergence.

Concentration. Convergence. Deux mots répétés à satiété lors des interventions, comme autant de menaces à la diversité dont dépend la qualité de l'information. Sauf que, malheureusement, notre discours n'atteint pas le public, ou si peu. À preuve, la vidéo présentée en plénière, samedi. Révélatrice du fossé qui nous sépare (on ne parle pas le même langage). Et de nature à calmer nos élans de vedettariat pour nous ramener sur le plancher des vaches.

«Les faits d'abord et avant tout», écrivait sur ce blogue le collègue Gilles Lesage. «Ce qu'il faut, c'est des nouvelles», a dit la présidente de la Newspaper Guild of America, Linda K. Foley, dans son allocution en séance de clôture, dimanche. Ils affirment la même chose. L'abus d'opinions (ou de papotage) lasse. Surtout lorsqu'on ne s'est pas donné la peine de fouiller au préalable pour informer correctement.

L'autocritique s'impose. Notre assemblée a d'ailleurs manifesté une ouverture à ce sujet. Il faut s'en réjouir. Ça repose de la cassette qui appelle inlassablement à dénoncer, toujours dénoncer. De plus, notre crédibilité, qui n'est pas très haute, a toutes les chances d'y gagner.

Je m'arrête, en terminant, à un grand moment de ce colloque: la visite de Denis Bolduc, président du syndicat des lock-outés du Journal de Québec. Plus que ce qu'il a dit, c'est le mouvement de solidarité provoqué par sa présence, qui impressionne. Les journalistes sont encore capables de se mobiliser pourvu qu'une cause leur tienne à coeur.

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Anne-Marie Voisard, qui demeure active comme journaliste indépendante, a pris sa retraite du quotidien Le Soleil en 2006. Elle y avait été embauchée en 1961 pour travailler aux pages féminines. Après avoir quitté le journal quelques années pour compléter un bac en pédagogie, elle y revient et se retrouve, au moment de la création des cégeps, affectée à l'éducation. Comme journaliste, elle a touché à tout: littérature, éditorial, dossiers à caractère social... Au cours de ses six dernières années au Soleil, elle a supervisé les stages en journalisme. De sa carrière, on retient deux faits parmi d'autres: en 1980, elle reçoit le prix Judith-Jasmin pour une série d'articles, Alcool et Travail. Pour elle, c'est un baume, au terme d'une bataille qui l'a menée jusqu'en Cour suprême. La cause? Un texte jugé trop critique par le directeur de l'information d'alors, qui lui en avait substitué un de son cru.

Jean-Paul L’Allier – Bâtir et conserver la confiance du public


N’ayant pu se joindre aux invités du colloque Médias et démocratie en raison d’activités déjà inscrites à son agenda, l’ex-politicien nous a néanmoins fait parvenir ce texte de réflexion.


Informer est-il encore d’intérêt public? La réponse est évidemment oui, malgré la turbulence et la multiplication des sources d’information, leur qualité souvent invérifiable et l’intérêt avant tout des grandes entreprises qui sont arrivées à leurs fins: intégrer le plus grand nombre possible d’outils de communication.

D’entrée de jeu, les textes que j’ai lus de Marc-François Bernier, François Demers et Liza Frulla sur le site Web du colloque sont des textes que j’aurais pu signer tant je partage les points de vue qui y sont exprimés.

Le journaliste, ouvrier ou professionnel de l’information, se voit aujourd’hui obligé de coller le nez sur le quotidien et doit chercher la nouvelle qui se vendra. Cette obligation, difficile à accepter quand on sort de l’école, devient alors une façon de se comporter. On rapporte les choses et laisse au lecteur ou à l’auditeur le soin de choisir ce qui l’informera, selon son intérêt et ses préoccupations. Dans le métier, il y a les patrons, les éditorialistes, de plus en plus de chroniqueurs et les journalistes, les journalistes eux-mêmes spécialisés selon les sujets. Les niveaux d’éthique perceptibles vont de très bas à exemplaire, toujours dans un contexte de concurrence féroce avec «le cher collègue».

Le travail quotidien est si accaparant qu’il laisse à l’individu peu de temps pour la réflexion plus globale et plus complète au sujet du contexte dans lequel il évolue et où il doit situer son travail. Au cœur du métier d’informer, comme au cœur de la société, le mot-clé est «confiance». On choisit parmi tout ce à quoi on a accès, les sources qui nous semblent les plus dignes de confiance. Cette confiance, le journaliste doit la développer et on en vient facilement à présumer que si l’information est signée par telle ou telle personne, elle est crédible pour nous, même si elle ne l’est pas pour d’autres. Par voie de conséquence, le grand défi auquel doit faire face le journaliste n’est pas la complexité des outils de communication, mais plutôt la confiance qu’il suscite chez ceux qu’il rejoint, par quelque moyen que ce soit. Il doit se souvenir qu’en politique et en affaires, la confiance se bâtit lentement mais se perd rapidement.

Dans ce contexte, le rôle du syndicat n’est pas de protéger le statu quo mais bien de chercher des moyens innovateurs d’aider ses membres à développer leur crédibilité et la confiance qu’on a en eux. Les tâches sont appelées à évoluer, qu’on le veuille ou non, mais ce qu’il y a de plus important c’est que le journaliste ne soit pas obligé de sacrifier sa crédibilité et sa confiance sous prétexte d’améliorer son cadre de vie, dans une société sans repères solidement ancrée dans des valeurs et dans laquelle chacun se trouve finalement bien seul. Selon qu’on regarde TV5, Radio-Canada ou la BBC, les guerres du Golfe, en Afghanistan ou ailleurs, sont présentées sous des angles différents.

Depuis que je me suis éloigné de la politique active, ma plus grande satisfaction a été de retrouver le temps de la réflexion, de l’analyse et de l’échange ou du débat. Ce temps, quand on vit la politique ou le métier de journaliste, ne nous est souvent accessible qu’après de longues semaines de travail et il se partage alors avec le repos, les loisirs et la vie personnelle. Ce que j’apprécie ce sont les textes et réflexions qu’on trouve dans les grands magazines français ou américains de gens qui ont pris le temps, depuis des années, de se documenter et de nous fournir une information qui bonifie grandement nos choix et la démocratie.

C’est dans ce contexte et pour illustrer mon propos que je transcris ici à votre intention un texte de la journaliste Marie Bénilde, publié dans le numéro d’avril-mai 2007 du magazine Manière de voir, c’est-à-dire avant l’élection présidentielle française. Cette lecture m’a laissé perplexe en même temps qu’elle a confirmé la mondialisation d’une certaine perversion de l’information et de la politique. Se peut-il que ce soit la même chose chez nous?

M. Sarkozy couronné par les oligarques des médias?

De l’Italie à la France, la collusion de la presse, des milieux économiques et des cercles politiques mine la démocratie et le débat public. M. Nicolas Sarkozy a poussé au paroxysme cette mise en valeur de soi-même que les autres candidats à la présidentielle sont loin de négliger.

La courte défaite électorale de M. Silvio Berlusconi, en avril 2006, a porté un coup au système clanique italien, bien déterminé à contrôler l'opinion grâce à un mélange de marketing politique, d'intérêts croisés avec la presse et l'édition, et de mainmise directe ou indirecte sur le paysage audiovisuel. Certes, un an plus tôt, en France, le référendum sur la Constitution européenne établissait qu'il ne suffisait pas de disposer de la quasi-totalité de l'espace médiatique pour convaincre une majorité de citoyens. Toutefois, la perspective de l'élection présidentielle, au prin­temps 2007, va permettre d'apprécier si un laborieux travail de domestication des médias ne finit pas, malgré tout, par se révéler payant. N'est-ce pas ainsi que certains ont interprété la réélection à la tête de l'État de M. Jacques Chirac en 2002, sur fond de campagne de presse matraquant le thème de l'insécurité?

Tout est en place, en tout cas, pour favoriser l'intronisation de M. Nicolas Sarkozy à l'Élysée. Chef du principal parti de droite, l'Union pour un mouvement populaire (UMP), ministre de l'intérieur et président du conseil général du département le plus riche de France, les Hauts-de-Seine, l'homme s'est employé à construire depuis vingt ans un étonnant réseau d'influence dans les médias. Au service de ses ambitions suprêmes. Ce réseau a une nouvelle fois donné sa mesure pendant l'été 2006. Le nouveau livre de M. Sarkozy, Témoignage (Xo, Paris), paru en juillet, fut aussitôt salué par une couverture souriante du Point (la troisième en quatre mois) et, entre autres exemples, par un entretien d'une complaisance presque burlesque avec Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1. Pour l'inter­vieweur et patron de la radio privée appartenant au groupe Lagardère - qui comprend aussi Paris Match, Le Journal du dimanche, Elle... -, M. Sar­kozy a cette qualité remarquable qu'il refuse la «docilité». Une vertu qu'on sait très prisée par M. Arnaud Lagardère, dont Jean-Pierre Elkab­bach est aussi le conseiller: en juin 2006, l’éviction d'Alain Genestar, directeur de Paris Match, coupable d'avoir publié en couverture une photographie de l'épouse du président de l'UMP avec son compagnon de l'époque, démontra les limites de l'indocilité permise aux médias du groupe en question. Un patron de presse limogé pour complaire à un ministre et chef de parti? Cela faisait longtemps qu'on n'avait pas connu pareille marque d'allégeance journalistique au pouvoir politique...

Il y a là le résultat d'un long et patient travail entrepris par le candidat de l'UMP pour se rapprocher des grands patrons propriétaires de médias. M. Sarkozy possède un épais carnet d'adresses dans la presse et l'audio­visuel. On y remarque d'abord les familiers, comme M. Martin Bouygues, actionnaire de TF1 et parrain de son fils, ou M. Bernard Arnault (La Tribune, Investir, Radio Classique), dont la fille Delphine se maria en présence de M. Sarkozy. Habitant Neuilly, MM. Bouygues et Arnault furent tous deux témoins aux épousailles du maire de la ville.

Ces relations professionnelles ont affermi les amitiés. Ainsi, M. Lagardère doit à M. Sarkozy le règlement, en 2004, du conflit d'héri­tage qui l'opposait à sa belle-mère Betty, lorsque l'homme politique et ancien avocat d'affaires avait, en tant que ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, la haute main sur l'administration fiscale. «On signe ton truc fiscal et on passe à autre chose», aurait dit le ministre, sitôt nommé à Bercy (1). Décédé en 2003, Jean-Luc Lagardère avait lui aussi eu l'occasion d'apprécier, lors de la faillite de La Cinq en 1992, les conseils de l'associé du cabinet Claude-Sarkozy.

En avril 2005, le président de l'UMP fut l'invité d'honneur d'un sémi­naire du groupe Lagardère à Deauville. L'héritier Arnaud le présenta «non pas comme un ami, mais comme un frère». Un mois plus tard, le patron du principal groupe de presse et d'édition français affichait son amitié en participant à un meeting de M. Sarkozy (animé par le journaliste Michel Field) en faveur du «oui» à la Constitution européenne. Stéphane Courbit, président d'Endemol France, producteur des émissions de Marc-Olivier Fogiel et de Karl Zéro, assistait également à cette réunion électorale.

De son côté, M. Serge Dassault (Le Figaro, Valeurs actuelles) se souvient que l'actuel ministre de l'intérieur a «démêlé» la succession de son père Marcel (2). Et il n'ignore pas que M. Sarkozy est devenu un familier de son fils aîné Olivier, par ailleurs député UMP. Parfois, les rôles s'entrecroisent: proches de la famille, MM. Bouygues et Arnault comptèrent aussi au nombre des clients du cabinet d'avocats.

La construction d'un tel réseau n'est nullement le fruit du hasard. En 1983, lorsqu'il conquiert la mairie de Neuilly, M. Sarkozy s'attelle à bâtir un cercle de relations susceptibles de favoriser son ascension politique. Sa ville, une des plus prospères de France, compte deux mille quatre cents entreprises, donc de nombreux patrons qui s'intéressent à lui en voisins ou en administrés, à titre personnel ou professionnel. Dès 1985, le maire crée le club Neuilly Communication, lequel compte parmi ses membres M. Gérald de Roquemaurel, président-directeur général de Hachette Filipacchi Médias, M. Nicolas de Tavernost, président de M6, ou encore M. Arnaud de Puyfontaine, patron de Mondadori France (ex-Emap France, troisième éditeur de magazines). M. Sarkozy veille également à s'entourer de publicitaires, comme MM. Thierry Saussez, président d'Image et stratégie, Philippe Gaumont (FCB), puis Jean-Michel Goudard (le «G» d'Euro RSCG). Il fréquente enfin les grands annonceurs Philippe Charriez (Procter & Gamble) et Lindsay Owen-Jones (L'Oréal).

En juillet 1994, l'actuel président de l'UMP devient simultanément ministre de la communication et ministre du budget du gouvernement de M. Edouard Balladur, ce qui lui permet d'être à la fois le décideur politique et le pourvoyeur de fonds publics des grands groupes de médias... Mais c'est surtout sa position de porte-parole du gouvernement, puis du candidat Balladur, entre 1993 et 1995, qui l'amène à rencontrer les hommes d'influence que sont Alain Mine et Jean-Marie Colombani, en train de consolider leur pouvoir au Monde. M. Sarkozy s'emploie à orchestrer l'engouement médiatique en faveur de M. Balladur, dont M. Minc est un des partisans déclarés, et à présenter son élection comme acquise. Il bénéficie à cette fin de l'appui du sondeur Jérôme Jaffré, alors directeur général de la Sofres. Le 22 mars 1995, Le Monde titre en «une»: «M. et Mme Chirac ont tiré profit d'une vente de terrains au Port de Paris». L'information émane de la direction du budget chapeautée par... M. Sarkozy.

TF1 est également de la partie (3). Une de ses présentatrices, Claire Chazal, signe une hagiographie de M. Balladur tandis que M. Bouygues ouvre les portes de sa chaîne à celui qui passe déjà pour un vice-premier ministre. Alors directeur de l'information de France 2, Jean-Luc Mano suit le mouvement; il participera plus tard à la conception de la cam­pagne menée par M. Sarkozy pour les élections européennes de 1999 (4).

En mai 1993, une spectaculaire prise d'otages dans une maternelle de Neuilly le fait connaître des téléspectateurs. «Il était toujours devant les caméras, sans parler, rappelle Jean-Pierre About, rédacteur en chef au service enquête de TF1. Mais le lendemain, lorsque HB (Human Bomb, nom donné au preneur d'otages) a pris une balle, il avait disparu du dispositif. Un coup de maître, puisqu'il n'est pas lié à la polémique sur l'opportunité de tuer le ravisseur qui a suivi (5).» Cette technique dite du «mouvement permanent», qui consiste à se saisir de l'actualité immé­diate pour apparaître à son avantage dans les médias, puis à foncer sur un autre événement, constitue la marque de fabrique de M. Sarkozy.

En 2002, un premier passage au ministère de l'Intérieur lui permet de systématiser cette méthode de communication. TF1, dont les journaux mettent en scène un climat d'insécurité, se fait le relais zélé de la riposte ministérielle. Le 22 mai 2002, une intervention à Strasbourg du groupe d'intervention régional donne le ton. TF1 évoque alors la saisie d'«armes de guerre»: deux pistolets, quatre caméscopes, trois ordinateurs et deux appareils photo numériques (6)... Très vite, le ministre devient l'unique émetteur de la parole policière. En novembre 2005, les émeutes dans les banlieues illustrent ce basculement. Une cellule de communication est installée Place Beauvau et, dorénavant, l'information officielle passe par le prisme du ministre de l'Intérieur. Lequel - «Karcher», «racaille» - aime jouer les pompiers pyromanes.

Dépendants de sa parole, les médias en sont aussi les dépositaires. À l'évidence, M. Sarkozy a une faconde et un style imagé qui leur plaisent. Aucun homme politique n'a été, comme lui, trois fois l'invité de l'émis­sion «100 minutes pour convaincre» de France 2. Chaque fois, l'audience est au rendez-vous (entre 4 et 6 millions de téléspectateurs).

Son adresse oratoire doit beaucoup aux «ficelles» du métier d'avocat: recours emphatique aux formules interrogatives et aux anaphores («Parce que vous croyez que...»), effets de sidération par les images («On ne peut pas violer impunément une adolescente dans une cave»), posture du «parler vrai» et populaire («Moi, j'essaye d'être compris des gens»)... La séduction joue auprès des journalistes. «Il a une manière de poser les questions qui fait qu'on est toujours d'accord avec la réponse. On fait un peu office de «sparring partner» (...), avoue Thomas Lebègue, journaliste à Libération. Il voit comment les arguments passent auprès des journalistes avant de les diffuser à grande échelle (7). » Fût-il ministre de l'Intérieur, un poste qui ne garantit pas d'ordinaire une grande popu­larité chez les journalistes, un homme qui montre qu'il adore les médias et qui se prête à leur jeu de l'image ne saurait être tout à fait mauvais...

Cette idylle s'exprime en chiffres: entre mai 2005 et août 2006. M. Sarkozy a eu droit à une moyenne mensuelle de 411 articles, contre 220 pour M. Dominique de Villepin lorsqu'il exerçait les mêmes fonc­tions Place Beauvau (8). L'homme a compris comment amadouer ce que la presse est devenue. Ministre du Budget ou des Finances, il s'est gardé de toucher à l'abattement fiscal contesté des journalistes. Simultanément, il a pris des positions très libérales sur la défiscalisation des entreprises, l'impôt sur la fortune ou les droits de succession. Elles ne peuvent que satisfaire ces magnats-héritiers que sont MM. Lagardère, Bouygues, Das­sault, Edouard de Rothschild, etc. (9).

«Un journaliste qui me critique est un journaliste qui ne me connaît pas», a coutume de dire M. Sarkozy. N'est-il pas d'ailleurs une sorte de confrère, lui qui rêva un temps de devenir présentateur du «20 heures»? En 1995, quand il publie sous pseudonyme une série d'articles intitulée «Lettres de mon château», dans Les Echos, il montre qu'il s'intéresse autant à la vie des médias qu'à la politique. Du coup, l'homme a l'habi­tude de valoriser les journalistes, de s'intéresser aux nouvelles recrues. De les tutoyer aussi, comme Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, ou Jean-Marie Colombani. Dans ce dernier cas, Edwy Plenel s'en déclara troublé... mais en mars 2006, six mois après avoir quitté la rédaction du Monde. En 2003, au moment de la sortie du livre de Pierre Péan et de Philippe Cohen consacré au quotidien du soir, le même avait néanmoins sollicité le conseil du ministre dans son bureau de la place Beauvau (10).

Le président de l'UMP dispose des cartes lui permettant d'espérer l'épilogue présidentiel de cette puissante orchestration médiatique. Peu importe qu'il se trompe ou qu'il se contredise dès lors que nul ou presque dans la presse ne le souligne. Le 25 janvier 2006, il estime, par exemple, que le contrat de première embauche (CPE) constitue «une très bonne mesure pour l'emploi de jeunes». Six mois plus tard, il se ravise: «J'étais persuadé que le CPE serait vécu comme injuste pour la raison simple qu'il l'était.» En juillet dernier, il approuve chaudement les bombardements et les préparatifs d'invasion du Liban sud: «Israël se défend» (Europe 1, 18 juillet). Plus tard, il se déclarera néanmoins d'accord avec le président de la République, assurément plus réservé sur le sujet (11).

De même qu'il a séduit nombre d'acteurs, de chanteurs et de stars du show-business (Jean Reno, Christian Clavier, Johnny Hallyday, etc.), M. Sarkozy parvient à être apprécié de journalistes réputés de gauche. M. Saussez s'en félicite: «Il a une bonne image chez des gens qui n'ont pas ses opinions: c'est très nouveau (12).» Naviguant entre la clémence relative, avec l'abrogation de la double peine, et la répression, avec la nouvelle loi sur l'immigration, le président de l'UMP offre à chacun motif à se laisser séduire. «Il considère que son rôle est de convaincre. Et d'abord les journalistes», concède son fidèle lieutenant, le ministre délé­gué aux collectivités territoriales Brice Hortefeux (13).

Si ces derniers constituent bien la cible de M. Sarkozy, c'est qu'ils vont ensuite relayer une image susceptible de prospérer dans des cercles influents, lesquels eux-mêmes influenceront d'autres cercles concen­triques dans leur entreprise, leur club de sport, leur voisinage... Sans être nécessairement un vecteur d'opinion direct, les médias comptent auprès de ceux qui pensent que les médias influencent le public.

En tout cas, M. Sarkozy a le temps et l'occasion de s'exprimer. Le matin sur Europe 1, Jean-Pierre Elkabbach lui octroie couramment vingt minutes supplémentaires d'entretien; LCI, filiale de TF1, retransmet en direct ses voeux à la presse; il fait la couverture de TV Magazine, ce supplément du Figaro diffusé auprès de cinq millions de lecteurs potentiels, à l'occasion d'un entretien sur Canal+ avec son ami Michel Denisot, déjà coauteur d'un livre avec le ministre. Quant à sa relation avec son épouse, Cécilia, elle fait le bonheur de la presse «people» (Gala, Paris Match...) chaque fois qu'elle sert les intérêts du présidentiable, mais provoque désormais l'autocensure, voire la censure, sitôt qu'elle cesse d'être à son avantage. Ainsi, lorsqu'une journaliste de Gala, Valérie Domain, décida en 2005 d'écrire un livre qui n'agréait pas à M. Sarkozy, Entre le coeur et la raison, l'éditeur - M. Vincent Barbare - fut convoqué Place Beauvau.

La volonté de contrôler les médias peut être assez naturelle chez un responsable politique. Plus inhabituelle est la passion d'une commu­nauté de dirigeants de médias et de journalistes (Denis Jeambar, qui vient de quitter la direction de L'Express pour celle des éditions du Seuil, et Franz-Olivier Giesbert, président-directeur général du Point, par exemple) à lui servir de relais. Encouragés par l'aura dont bénéficie le présiden­tiable auprès de leur propriétaire ou de leurs annonceurs, ils surestiment sans doute la séduction qu'il exerce et ils occultent trop volontiers l'échec de sa politique, par exemple sur le terrain des violences aux personnes (en hausse de 12% entre mai 2002 et avril 2006).

En rebondissant sans cesse sur l'actualité, M. Sarkozy teste des idées qu'il calibre empiriquement en fonction de l'écho médiatique qu'elles reçoivent. Son objectif est de construire ainsi une légitimité cathodique et de demeurer au zénith des instituts de sondage avec une autorité conférée par les «unes» plutôt que par les urnes. Sur ce point précis, certains responsables socialistes, dont Mme Ségolène Royal, ne se comportent pas toujours différemment. Pour qu'elle ait, à son tour, décidé de s'installer sous les feux de la rampe, un conseiller de la présidente du conseil régional de Poitou-Chatentes admet: «La présence médiatique donne l'apparence de l'action. On a décidé de faire comme Nicolas Sar­kozy, on prend toutes les occasions. On cannibalise tout (14). »

Dans le cas du ministre de l'Intérieur, tout le monde - ou presque - y trouve son compte, tant que le «produit» se vend: «C'est le seul homme politique dont les régies publicitaires sont contentes quand il fait la cou­verture», avance M. Jérôme Peyrat, directeur général de l'UMP (15). Ce genre de considération importe dans la presse, compte tenu du déclin de sa diffusion. Quant aux Français, ils vont bientôt se prononcer sur le profit qu'ils retirent de l'exposition avantageuse d'un homme entièrement tourné vers la satisfaction de son ambition et de son clan.

(1) Airy Routier, Le Complot des paranos, Albin Michel, Paris, 2006, p. 119.
(2) Cf. «Sarkozy et les patrons», Le Point, Paris, 26 août 2004.
(3) Lire Pierre Péan et Christophe Nick, TFI. Un pouvoir, Fayard, Paris, 1997.
(4) Le Rassemblement pour la France (RPF) de M. Charles Pasqua (13,05%) avait alors devancé le Rassemblement pour la République - Démocratie libérale de M. Sarkozy (12,82%). Le Parti socialiste, allié au Mouvement républicain et citoyen, totalisait 21,95% des suffrages.
(5) Claire Artufel et Marlène Duroux, Nicolas Sarkozy et la communication, Pepper, Paris, 2006, p. 37.
(6) Aymeric Mantoux, Nicolas Sarkozy ou l'instinct du pouvoir, First Editions, Paris, 2003, p. 35.
(7) Claire Artufel et Marlène Duroux, op. cit., p. 70.
(8) Selon Claire Artufel et Marlène Duroux, ibid.
(9) Lire «Médias français, une affaire de familles», Le Monde diplomatique, novembre 2003.
(10) Cf. la lettre d'Edwy Plenel dans Marianne, Paris, 18 mars 2006.
(11) Le revirement de M. Sarkozy dans le cas de la fusion entre Gaz de France (GDF) et Suez a été plus souvent évoqué par la presse: ministre de l'Économie, des finances et de l'industrie en 2004, M. Sarkozy s'engage solennellement à ce que la part de l'État ne descende jamais en dessous de 70% dans GDF. En 2006, il se prononce cependant en faveur de la fusion de l'entité publique avec le groupe privé, ce qui rendra minoritaire la part de l'État dans la nouvelle entité.
(12) Aymeric Mantoux, op. cit., p. 75.
(13) «Comment Sarkozy cherche à contrôler les médias», Marianne, Paris, 11 mars 2006.
(14) Cité par Le Point, Paris, 17 août 2006.
(15) «L'entreprise Sarkozy», Challenges, Paris, 16 mars 2006.

Pascal Lapointe – Et si on résumait... (cinquième texte)


Peut-être suis-je un des rares à avoir lu tous les textes déposés au cours des derniers mois sur ce site Web interactif en prévision du colloque, et cela me laisse un goût amer. Des visions articulées, variées, passionnées... mais l’ensemble est, globalement démoralisant. Les constats sont, partout, négatifs. L’avenir est sombre. Et les pistes de solutions? Y en a-t-il?

-> L’information-spectacle est devenue dominante, se désolent tour à tour Jacques Plante, Jean-Pierre Charbonneau, Gilles Normand, Liza Frulla et Stanley Péan, ces deux derniers insistant aussi sur la superficialité et la culture du clip, tout comme Jean-Claude Lauzon et Gilles Lesage. Les médias, rappelle Louise Blanchard, sont devenus des objets de consommation, de plus en plus associés au culte de l’opinion (Frulla) et de la vedette (Blanchard, Normand), phénomène que les blogues ne pourront qu’amplifier.

-> La liberté d’expression: les journalistes semblent en voie de réprimer tout esprit critique quand leur conglomérat est concerné (Marc-François Bernier), les intérêts corporatifs ont pris le dessus (Laurent Laplante), ce sont les acteurs politiques et économiques «qui imposent l’agenda» (Plante), les lois d’accès à l’information sont grugées (Anne Pineau) et le contexte de travail - produire plus vite et pour plus d’une plateforme - élimine peu à peu la réflexion (Jean Thivierge) ou l’analyse (François Demers). Tout cela, dans un contexte où les compétences civiques de la population sont en déclin, selon Henry Milner.

-> L’évolution du marché: la transformation de l’industrie médiatique à l’heure d’Internet ne fait que commencer, soulignent Michel Nadeau, Daniel Marsolais, moi-même et François Demers. Pour ce dernier, cela entraîne «le tassement des médias généralistes, qui les pousse encore plus avant dans les conglomérats», une réorganisation des métiers et un accroissement du travail précaire (dont la pige). Certes, l’explosion des nouveaux médias (dont les blogues) pourrait se révéler «un plus» pour la démocratie. Anne-Marie Voisard en doute, elle qui souhaiterait qu’informer demeure le privilège des journalistes, tout en reconnaissant que c’est «rêver en couleur». Qui sait, demande Daniel Marsolais, si les journalistes «pros» d’aujourd’hui, ne seront pas remplacés par des «communicateurs» de toutes sortes, subissant le même sort que les typographes quand l’industrie n’a plus eu besoin d’eux...

Face à cet «âge des ténèbres» y a-t-il des pistes de solution à présenter au colloque? Pratiquement pas. Gilles Normand et Daniel Marsolais terminent leur article par l’intertitre «Que faire?», mais restent dans le vague: organiser la réflexion, se rappeler du rôle civique du journaliste... Et tous deux d’ajouter aussitôt que, hélas, les médias sont d’abord des machines à profits. Retour à la case départ.

Bernard Landry appelle à une «régulation de la liberté de presse». Isabelle Gusse et Anne Pineau proposent, plus spécifiquement, des réglementations qui obligeraient les médias à insuffler davantage d’infos d’intérêt public, ou même, limiteraient la concentration de la presse. Mais l’idée est ambitieuse, quand on se rappelle que les journalistes se braquent dès qu’il est question de réglementer leur métier - par ailleurs, si Marc-François Bernier a raison lorsqu’il voit les journalistes comme des défenseurs des intérêts de leur conglomérat, on n’est pas sorti du bois.

«S’engager comme résistant», écrit Stanley Péan. Bien. Très bien. Mais ce sont des mots creux, s’ils ne sont pas associés à une action concrète ou à un objectif précis.

Quant à moi, j’écrivais, et j’y crois plus que jamais, que pour éviter ces impasses, il y a une voie sur laquelle un consensus serait facile à obtenir, où le poids d’un syndicat, avec un lobbying efficace, aurait un impact plus rapide: l’amélioration des conditions de travail des plus précaires d’entre nous.

C’est une réflexion qui a été menée en coulisses depuis près de deux décennies, notamment à l’AJIQ. Une énorme brique, le Rapport Bernier, qui s’empoussière depuis cinq ans, contient toutes les recommandations nécessaires à un virage radical dans notre façon de traiter le travail autonome, cette frange imposante de notre société, dont l’évolution a un impact indéniable sur la qualité de l’information.

S’engager sérieusement sur cette voie - en faire une priorité, avec ce que cela implique -, serait pour ces syndicats si souvent décriés par les jeunes et les «précaires», la meilleure façon - à mon avis la seule façon - de «promouvoir les solidarités à l’intérieur du secteur des médias» qu’espère François Demers. Et, en travaillant à garder dans le métier des jeunes bourrés de talent, on contribuerait à l’émergence d’une future génération de ces «champions de la réflexion, du rejet de l’arbitraire et de l’absolu» qu’appelle de tous ses voeux Stanley Péan.


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Pascal Lapointe est journaliste depuis une vingtaine d'années. Il est toujours demeuré près du milieu de la pige, comme pigiste lui-même, comme rédacteur en chef de l'Agence Science-Presse, petit média à but non lucratif et porte d'entrée pour les débutants, où il a contribué à former de nombreux journalistes, et à titre de membre du conseil d'administration de l'AJIQ dans les années 1990 et 2000. Il est co-auteur du livre Les nouveaux journalistes: le guide. Entre précarité et indépendance (PUL, 2006).

Jean Thivierge – Réflexions d’un col bleu


Je me suis toujours vu comme un col bleu de l'information durant mes 30 ans comme journaliste à Radio-Canada. En travaillant dans cette boîte, j'avais doublement le devoir de défendre avant tout l'intérêt public. Tout d'abord, dans une société d'État qui est au centre du développement socioculturel du Canada et du Québec, on ne peut passer à côté de cette responsabilité et, quand j'y suis entré, c'est cette culture qui dominait à RadCan. Ensuite, comme journaliste, face à une société dont le développement s'accélérait, mais où les inégalités apparaissaient de façon plus criante, je sentais aussi que je devais avant tout défendre l'intérêt public dans toute l'acception du terme.

J'ai fait de l'action syndicale à partir des années 80 dans la foulée de toutes les batailles des années 60 et 70 pour permettre aux journalistes de protéger leur indépendance et leur intégrité. Je croyais que l'amélioration des conditions de travail faisait partie de cette démarche. Aujourd'hui, ce que je vois, c'est le recul des conditions de travail partout dans les médias. On a réduit les effectifs sans égard aux conventions, et, dans certaines entreprises, la judiciarisation des relations de travail finit par vider de leur sens des conventions collectives rendues inapplicables. Les clauses discriminatoires ou «orphelins» se sont multipliées pour réduire les conditions de travail des jeunes qu'on embauche. Le recours aux employés temporaires «jetables après usage» est devenu la norme.

Pour réduire les coûts de production tout en augmentant la productivité, on a non seulement réduit les effectifs, mais on a aussi changé l'orientation des couvertures journalistiques en privilégiant, par exemple, la couverture des faits divers, qui ont l'avantage de comporter une histoire complète quand on la rapporte et qui ne nécessitent pas un effort de compréhension trop important, que ce soit de la part du journaliste ou du public.

Le flux d'informations disponibles maintenant dépasse souvent la capacité d'absorption du public. Ce faisant, les citoyens se sentent floués ou perdus, incapables de donner un sens exact à ce qu'ils apprennent. Le rôle, ou à tout le moins un des rôles du journaliste responsable et préoccupé par l'intérêt public, est justement de donner un sens, une signifiance à cette masse d'informations.

Dans la mesure où les journalistes sont objectivement moins nombreux à scruter la réalité, dans la mesure où les intérêts corporatifs ont pris le dessus sur l'intérêt public, dans la mesure où l'organisation du travail devient tranquillement une «désorganisation tranquille du travail», on entre brutalement dans un monde où la rumeur et l'approximatif se confondent avec la réalité. Des sociétés fascisantes peuvent se développer sur de telles bases.

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Jean Thivierge a travaillé 30 ans comme journaliste à Radio-Canada, dont 18 comme correspondant parlementaire pour le service des nouvelles radio. Il a couvert tous les grands événements politiques des 25 dernières années au Québec, dont les référendums de 1980, 1992 et 1995, en plus de couvrir les campagnes électorales de 1989 à 2003. Préoccupé par les questions d'environnement et d'énergie, il a produit de nombreux reportages sur ces sujets. Quelques séjours en milieu autochtone ont également été à l'origine d'une couverture assidue des dossiers autochtones. Les dossiers sociaux, mais aussi celui des négociations du secteur public, ont également été son pain et son beurre durant ses années de journalisme. Jean Thivierge est retraité de Radio-Canada depuis juin 2007.

Louise Blanchard - Chiens de garde ou chiens de cirque?


La plume m'en tombe des mains devant la question que pose le colloque de la FNC: informer est-il encore d'intérêt public?!... Est-ce possible que le journalisme ait tant muté que l'on ait à envisager pour lui une autre mission que celle d'informer?! Serait-ce que la démocratie n'a plus besoin de ses chiens de garde, comme on appelait les journalistes dans mon (bon?) vieux temps?!
Il est vrai que de retrouver les trois mots «informer», «intérêt» et «public» dans la même phrase paraît surréaliste tellement ils habitent souvent de nos jours sur des planètes différentes. «Informer» n'est-il pas devenu, pour bien des journalistes, une sorte de vieux mantra désincarné et répété machinalement? «L'intérêt», lui, n'évoque-t-il pas celui des propriétaires de médias, en appétit constant de développement d'entreprise et de convergence? Quant à l'épithète «public», n'a-t-il pas perdu son sens de collectivité sociale pour ne nommer que les lecteurs et les auditeurs?
En 25 ans de métier au Journal de Montréal, je n'ai jamais entendu, accolés dans la bouche de mes patrons, les termes «médias» et «démocratie». Ceux de «mission du journaliste» non plus. Le mot «objectif», par ailleurs, a toujours fait partie du paysage. Objectif de «scooper» la compétition, de rejoindre plus de lecteurs (l'intérêt public...), de couper des postes, de hausser les profits, de rationaliser les ressources, de développer la convergence. Est-ce le fait de se sentir ainsi toujours déchirés entre leur mission de journaliste et l'objectif essentiellement économique de l'entreprise qui a rendu tant de mes anciens collègues cyniques et blasés au cours des années? Le cynisme est l'auge des idéalistes déçus, et l'auge est pleine au Journal de Montréal - comme sans aucun doute ailleurs. Comme on ne peut rentrer chaque jour au travail en se méprisant d'avoir abandonné ses idéaux, eh bien, on étouffe ses scrupules par l'indifférence - ou l'adhésion volontaire aux objectifs patronaux -, le sarcasme et le chèque de paye. Dans le meilleur des cas, on se tourne vers l'action syndicale et professionnelle pour tenter d'endiguer les assauts de l'employeur en brandissant la convention collective et les menaces de griefs (ça, c'est quand on est un salarié syndiqué permanent: la précarité a un goût encore plus amer et pernicieux...)
La convergence, dans un tel état d'esprit, s'avale sans sourciller par bien des journalistes. Les citoyens, eux, écrasés devant TVA le soir, et lisant, le matin, le Journal de Montréal avec leur café, se font rouler dans la même farine de la convergence sans même un soupçon d'éternuement. Mais qui les informe des dangers qui menacent l'intérêt public avec cette capture des médias par quelques mains choisies?! TVA? Le Journal de Montréal ?... Faudra-t-il que des MédiaMatin poussent partout au Québec pour que les citoyens, mis en contact direct avec les journalistes, constatent l'ampleur du problème?
La démocratie, il faut dire, est une réalité toujours en mouvement qui n'est pas épargnée par les contradictions. On ne peut nier que l'information - notamment internationale - a pris une dimension imposante sur le plan public, ces dernières années. Les nouvelles technologies ont amplifié le phénomène, ouvrant par ailleurs la voie à «l'infostress» et «l'infobésité» - ces effets pernicieux d'une surenchère quotidienne d'information ingurgitée à toute allure et sans discernement. En même temps, une confusion des genres s'est abattue sur le métier, plaçant tous dans le même panier de l'information - certains plus en haut que d'autres - les reporters, les chroniqueurs, les envoyés spéciaux, les correspondants, les collaborateurs (spécialisés ou non), les animateurs, les critiques, les blogueurs, les éditorialistes, et j'en passe. Au Journal de Montréal, on engage à tour de bras et à peu de frais des collaborateurs spécialisés qui kidnappent les fonctions des journalistes et grugent leur espace rédactionnel. Comment retrouver une information claire, exacte, complète, dans les méandres de l'opinion dont on use et abuse sans vergogne? Il est même rendu de mise de calculer l'importance de l'information en fonction, non pas de l'information elle-même, mais bien en fonction de celui qui la rapporte!
Serait-ce donc que les aboiements des chiens de garde ne se font plus entendre de nos jours pour avertir le public des dangers de l'ombre mais bien pour attirer la lumière des projecteurs sur... eux-mêmes?! L'intérêt des propriétaires de médias en sort peut-être gagnant, mais le public et la démocratie, j'en doute. Alors, vivement un colloque là-dessus! Mais quant à savoir qui informera le public de ces débats, alors ça, c'est une autre histoire...

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Louise Blanchard a amorcé sa carrière de journaliste dans l'information locale, à Montréal, avant d’entrer au Journal de Montréal en 1980 où elle est demeurée jusqu’en 2006. Au cours de ces années, elle a touché pratiquement à tous les secteurs - faits divers, affaires sociales, politique provinciale et municipale - avant d'être affectée à la couverture du cinéma. Elle a aussi profité d'années sabbatiques pour travailler comme attachée de presse à la CEQ, retourner à ses études en philosophie et voyager en Asie avec son conjoint, André Dalcourt; cette sabbatique asiatique a d’ailleurs mené à l'écriture conjointe de deux livres. Également très active au sein de la FPJQ dans les années 80, notamment comme vice-présidente pendant trois ans, elle s’est ensuite impliquée dans son syndicat, le STIJM, comme membre du comité de négociation, puis comme membre du bureau de direction. Depuis qu'elle a repris sa liberté, elle travaille sur des projets de documentaires. Le dernier en chantier porte sur l'évolution du journalisme au Québec.

Jacques Plante – La confusion des genres à RDI


Le temps passe et RDI apparaît comme une vaste plage de temps d’antenne gratuite mise à la disposition des partis politiques et groupes d’intérêts qui veulent s’en servir sans cadre ni balise. C’est la confusion des genres. Est-ce un spectacle ou de l’information?

Par exemple, Le Club des Ex. Ils se prononcent sur tout et sur rien et nous disent quoi penser. Québec et Ottawa s’ajustent, personne ne marche sur les pieds des autres. Chacun attend sagement son tour avant d’entrer directement dans mon salon, sans intermédiaire. Quand la chef du PQ s’adresse en direct au chef de l’ADQ qui, lui, parle au chef du Parti libéral du Québec, il y a moins de temps pour les questions des journalistes. On saute d’un événement, d’une déclaration à l’autre. Le message est conçu pour se rendre directement à l’auditoire, sans filtre. Quelles sont les normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada à ce sujet?

Ce sont les intervenants qui imposent l’agenda. Si le premier ministre fait une déclaration à Ottawa, RDI, par entente tacite ou négociée, coupe une entrevue ou une discussion en ondes et passe cette déclaration en direct. Si on a le temps, on laisse des questions aux journalistes. Trop souvent, on ne vide pas le sujet parce qu’un autre intervenant attend, dans une autre ville, pour passer son message. Comment le public peut-il juger de la qualité et de l’intégrité du contenu?

Sous des apparences de CNN, RDI c’est, surtout, remplir du temps d’antenne. Plus, ça ressemble à des «plugs» qui se multiplient et se répètent d’heure en heure. Et si on s’en prive, va-t-on manquer quelque chose d’indispensable? Pas certain.

C’est l’usine, la machine à saucisses, n’importe quoi. Au cas où on ne comprendrait pas, un journaliste nous résume les propos tenus en ondes une minute avant. Si ce n’est pas assez clair, RDI Junior va encore le répéter avec, en prime, le même sujet au TJ. Lourd, très lourd.

Mais l’antenne est occupée. Un sociologue, un penseur, un autre lologue, un comédien, un universitaire, un spécialiste de l’image, plus un vox-pop et une tribune téléphonique, donc de la radio, là on est en affaires. Insérez quelques images d’un drame aux États-Unis et une adresse «web» où voir un carnage à peine en différé et c’est le délire.

Dans tout cela, où sont les politiques de la SRC en matière d’éthique, de transparence et de rigueur? RDI serait-elle aussi une chaîne de variétés? Sans parler de la qualité du français qui est en chute libre. À trop vouloir ressembler à ses concurrents privés, Radio-Canada se dénature et ne parvient pas nécessairement à les concurrencer. À l’antenne, c’est devenu la guerre des déclarations, des opinions, des ballons, au détriment des faits.

Les journalistes de Radio-Canada ne pourront changer seuls cette situation. Leur charge de travail augmente et ils doivent produire de plus en plus vite, sans filet. Je n’ai pas LA solution, LA réponse. Peut-être que je suis dépassé et que je ne comprends rien à cette manière «d’informer», d’exercer le métier. Ce qu’on sait cependant, c’est que le concept de livraison du message directement dans le salon de l’électeur-contribuable, avec le moins de journalistes possible dans les jambes, était en gestation depuis au moins 15 ans. À l’époque, le créneau n’existait pas.


RDI, réseau de l’information et non pas réseau de nouvelles. C’est aussi pour ça qu’on y retrouve un joyeux mélange. Qui plus est, les reportages, hors bulletin de nouvelles, s’étirent, se multiplient. Par exemple, sur les nids de poule, l’Halloween, le Boxing Day, la tempête, quand ce n’est pas l’après-tempête ou celle qui s’en vient! Sans oublier une entrevue avec un météorologue pour nous dire qu’il pleut. Les commissions qui n’en finissent plus. L’affaire Mulroney-Schreiber. Finalement on a LE SUJET pour remplir l’antenne: la crise du verglas 10 ans plus tard. On a étiré la sauce avec une semaine de rappels et de répétitions. RDI donne aussi dans le service et le divertissement.

Pendant ce temps, lentement mais sûrement, les salles de nouvelles radio et télé régionales ferment ou s’éteignent, notamment sous l’effet de la concentration de propriété.

Mais, à l’occasion, cette façon de faire de RDI permet de découvrir certains talents. Les journalistes sont moins coincés dans le seul reportage du TJ. Malgré la pression du direct de dernière minute, nombreux sont ceux et celles qui se tirent très bien d’affaires en direct et qui ajoutent un commentaire, un mot d’humour, de vie, d’émotion. Ça aussi c’est un changement.


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Jacques Plante a commencé sa carrière de journaliste en 1966 à CJRC (Ottawa) après des études en lettres, comptabilité et cinéma à Québec et un stage au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes à Paris. Après un passage à CHRC (Québec), il fait, en 1970, son entrée à la salle des nouvelles de Radio-Canada à Québec, où il travaille autant pour la radio que la télévision jusqu’en 2000. Pendant la moitié de ces 30 années passées à la Société d’État, il a assuré la couverture parlementaire. Depuis qu’il a pris sa retraite du journalisme, il travaille comme consultant et formateur en communications.

Marc-François Bernier - Les nouveaux mercenaires de l'information


L’auteur reprend ici un texte publié dans l’édition du 22 janvier 2007 du quotidien Le Devoir.


Une des leçons qu'il faut retenir du débat confus entre accommodements raisonnables et racisme qu'a volontairement allumé l'empire Quebecor et son sondeur de prédilection Léger Marketing, c'est que les journalistes et commentateurs patentés de Quebecor se comportent de plus en plus comme des mercenaires incapables de critiquer leurs égarements.
Il faut avoir lu l'ensemble des textes consacrés aux différentes questions de ce sondage pour constater qu'à aucun moment les nombreux journalistes affiliés à Quebecor n'ont songé à remettre réellement en question la définition même du mot «racisme» que le sondeur a librement utilisée.
Il y avait pourtant beaucoup à dire tant sur les définitions retenues (on confond racisme avec inconfort, par rapport aux autres cultures notamment) que sur la répartition des réponses et la tournure générale des questions. Ces imperfections ont miné la validité de l'exercice au point que toute interprétation devenait dénuée de fondement.
Réaliser un sondage scientifique en suivant toutes les règles de l'art n'aurait pas coûté plus cher à l'empire Quebecor. Il aurait cependant créé moins de remous et réduit considérablement les retombées commerciales et médiatiques de l'exercice, car les résultats, probablement plus nuancés, auraient été moins facilement exploitables à l'écran et sur papier.
Devant le silence des nouveaux mercenaires de l'information et de l'opinion, tout dévoués à la cause de leur employeur, les critiques sont venues de l'extérieur. On a même vu des textes dans Le Journal de Montréal pour attaquer ces critiques. En somme, hors de Quebecor point de salut! Pour paraphraser un thème déjà débattu par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, les médias sont-ils les nouvelles Églises et leurs journalistes, les nouveaux curés?
Ce dernier épisode s'ajoute à bien d'autres, dont celui des fameuses analyses de l'eau des piscines publiques de l'été 2006. Déjà, les journalistes de Quebecor avaient réprimé tout esprit critique afin de ne pas nuire à l'impact médiatique et commercial de ces stratégies de marketing où l'on invente le scoop, à défaut de le découvrir au terme d'une enquête au-dessus de tout soupçon.
Suivre les mots d'ordre
Pour l'observateur des médias, ce comportement de groupe est troublant. Il faut en effet s'inquiéter quand ceux qui ont choisi de faire un métier reposant avant tout sur la liberté d'expression, et qui nous psalmodient l'évangile de la diversité de l'information, acceptent de suivre aveuglément les mots d'ordre de leur employeur. Comment est-il possible que des dizaines de gens reconnus pour leur franc-parler et se disant jaloux de leur libertéde critiquer puissent ainsi chanter à l'unisson la même partition sans interroger ceux qui manient la baguette?
Il faut par ailleurs reconnaître que les motivations des concurrents doivent aussi être remises en question quand ils critiquent les initiatives de Quebecor. D'une certaine façon, cela rend la situation encore plus inquiétante. Sommes-nous en voie de nous retrouver dans un système médiatique où chacun embrigade ses journalistes et collaborateurs afin d'attaquer et affaiblir le concurrent, imposant du même coup un esprit de clan typique des groupes idéologiques?
Une telle possibilité est à la fois incompatible avec la liberté d'expression des individus et menace gravement l'intégrité professionnelle des journalistes. Comment prendre au sérieux leurs revendications en matière de liberté de presse et de droit du public à l'information quand eux-mêmes sont en quelque sorte complices d'une forme de censure ou se complaisent dans des conflits d'intérêts systémiques?
Pour ceux qui se sont inquiétés des possibles excès de la concentration et de la convergence des médias d'information, de tels épisodes n'ont rien de rassurant, car ils démontrent le pouvoir réel que les conglomérats médiatiques ont d'influencer les débats publics en fonction de leurs intérêts corporatistes. On peut penser que l'intérêt médiatique s'impose devant le déclin du principe qui consiste à oeuvrer pour l'intérêt public.
Il faut craindre que la situation ne favorise une escalade de conflits entre mercenaires des grands groupes de presse du Québec où chaque journaliste et commentateur aurait l'obligation de suivre la «ligne du parti». De plus en plus, nous avons besoin de lieux de recherche et de débat où l'on puisse analyser, de façon critique, rigoureuse et indépendante, les pratiques médiatiques qui influent grandement sur la qualité de notre vie démocratique. Il semble que les entreprises de presse soient peu enclines à assumer cette tâche.


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Marc-François Bernier est professeur agrégé et coordonnateur du programme de journalisme à l’Université d’Ottawa. Journaliste pendant près de 20 ans, surtout en politique municipale et provinciale à Québec, l’auteur s’est impliqué dans plusieurs débats professionnels. Spécialiste de l’éthique et de la déontologie du journalisme, il détient un doctorat en science politique. Il est membre de l’équipe de recherche Pratiques novatrices en communication publique (PNCP). Il est l’auteur, notamment, de Éthique et déontologie du journalisme et, de L’ombudsman de Radio-Canada: Protecteur du public ou des journalistes? Corédacteur du Guide de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, il œuvre également comme expert devant les tribunaux civils dans des litiges mettant en cause les pratiques journalistiques. Il est membre de la Commission canadienne pour l’UNESCO (Culture, communication et information).

Jean-Pierre Charbonneau - La «culture de vautour» des médias


L’auteur reprend ici un texte qu’il a écrit au printemps 2005 pour un dossier sur la démocratie publié par la revue Éthique publique. Il s’agit d’un extrait de l’article intitulé «De la démocratie sans le peuple à la démocratie avec le peuple».

Si les manquements éthiques des membres de la classe politique portent lourdement à conséquence sur la participation citoyenne, il en est aussi de même en ce qui concerne les dérapages déontologiques des membres du pouvoir médiatique. Il ne fait plus aucun doute que la déformation des faits, les raccourcis simplistes et sensationnalistes d’un trop grand nombre de journalistes et de commentateurs autant que les interprétations souvent sarcastiques ou tendancieuses et même parfois outrancières sinon carrément vulgaires contribuent largement à alimenter le cynisme ambiant face à la politique et à ses acteurs, tout en nourrissant la nouvelle culture de la politique spectacle et de l’information spectacle.

Le journaliste américain Walter Lippmann en arrivait au même constat déjà en 1921 quand il déclarait que «la crise actuelle de la démocratie occidentale est une crise du journalisme». Qui peut d’ailleurs nier aujourd’hui que les médias sont organisés d’abord comme des objets de consommation plutôt que comme des instruments d’animation des débats démocratiques? Qui peut nier que, plus souvent qu’autrement, les médias divertissent plus qu’ils n’informent? Qui peut nier que les nouvelles sont fréquemment présentées en pièces détachées sans la mise en contexte qui permet de comprendre le sens véritable des événements? Qui peut nier que l’image prime la réflexion et que le but principal est en général d’étonner et de frapper l’imagination plus souvent et plus fort que la concurrence? Qui peut nier que tous les médias ou presque n’en ont que pour le spectacle et l’émotion primaire? Qui peut nier encore que le journalisme d’enquête est sous-développé au Québec et que la course à l’exclusivité dérape fréquemment chez nous comme ailleurs? Qui peut soutenir que les recherches rigoureuses et sérieuses, dans le respect des personnes en cause, sont la préoccupation première des journalistes affectés à la scène politique autant que de leurs patrons?

Je ne procède pas ici à un règlement de comptes. Je fais simplement miens les constats courageux de quelques journalistes émérites qui depuis un bon moment déjà appellent leurs collègues à un sursaut de conscience morale et dénoncent ce que l’éditorialiste en chef du quotidien La Presse, André Pratte, a osé nommer la «culture de vautour» 1 dans laquelle baignent les médias et leurs artisans.

Mettre le doigt sur la responsabilité du «quatrième pouvoir» quant à la mauvaise presse dont la classe politique est l’objet, et surtout quant à la grande inconscience citoyenne et à la forte incompétence civique, n’a pas pour but de diminuer ou de nier la responsabilité des politiciens ni celle aussi des citoyens eux-mêmes. Il est question cependant de souligner que la vie démocratique est plus que jamais tributaire de l’éthique de ceux qui font le lien entre les citoyens et leurs représentants politiques. «L’information n’est pas un des aspects de la distraction moderne, elle ne constitue pas l’une des planètes de la galaxie du divertissement: c’est une discipline civique dont l’objectif est de construire des citoyens.» 2

1. André Pratte, Les oiseaux de malheur, Montréal, VLB éditeur, 2000.
2. Ignacio Ramonet, La tyrannie de la communication, Paris, Galilée, 1999.

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Jean-Pierre Charbonneau a été journaliste au début des années 70, après avoir complété des études en criminologie à l’Université de Montréal. Ses enquêtes sur le crime organisé l’ont conduit à publier, en 1975, un ouvrage imposant sur l’histoire de la pègre montréalaise. L’année suivante, il se lance en politique active. Élu député du Parti québécois dans Verchères, il sera réélu en 1981 et 1985. En 1989, il réalise un rêve d’enfance en allant diriger un programme de coopération en Afrique, mais la guerre au Rwanda l’oblige à revenir. En 1992, il prend la tête de l’opération de sauvetage d’OXFAM-Québec. De retour en politique en 1994 dans le comté de Borduas, il devient président de l’Assemblée nationale en 1996. En janvier 2002, il est nommé ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes et ministre de la Réforme des institutions démocratiques. En avril 2003, il devient porte-parole de l’opposition en matière de sécurité publique, puis de santé. Le 15 novembre 2006, il quitte la politique, 30 ans après sa première élection. Il aura siégé au total pendant 25 ans au Parlement du Québec. Il est aujourd’hui analyste, chroniqueur et conférencier, en plus d’être professeur de Tai Chi Chuan.

Gilles Normand - De la télé sur papier…


De tout temps, dans le métier, il y a eu un prix à payer pour les erreurs ou les inexactitudes. C’était, jadis, une verte remontrance d’un chef des nouvelles ou d’un directeur de l’information, avec parfois menace de renvoi quand des informations n’avaient pas été adéquatement vérifiées, quand le journal avait l’air fou à la suite d’un article dont l’auteur s’était fourvoyé. Les journalistes étaient poussés à la rigueur, ce qui, hélas, n’a pas suffi à écarter de la confrérie certains éléments peu qualifiés.

Si, aujourd’hui, les reporters ont à l’évidence une meilleure préparation académique, nombre d’entre eux doivent travailler dans un contexte qui ne favorisera pas nécessairement la réflexion, surtout si on leur met dans les mains une caméra ou un appareil-photo, ou si on exige d’eux qu’ils alimentent presto le site Internet de l’entreprise. Il faut faire vite, on n’a pas non plus le temps d’attribuer des blâmes.

Jusque dans les années soixante, La Presse appartenait aux mêmes intérêts que l’hebdomadaire La Patrie et la station radiophonique CKAC. À l’époque, il n’est jamais venu à l’esprit de qui que ce soit qu’il puisse y avoir la moindre parenté entre les salles de rédaction de ces trois médias et il n’y en avait pas.

À la même époque, Le Nouvelliste de Trois-Rivières avait pour propriétaire le même que la station radiophonique CHLN. Pas de confusion là non plus entre les salles de rédaction.

Cependant, il faut savoir qu’en ces temps où les journalistes gagnaient peu cher, ceux du Nouvelliste dans les régions voisines et ceux qui couvraient le Palais de justice de Trois-Rivières étaient invités à collaborer à CHLN, soit en relayant des nouvelles, soit en lançant un topo en ondes. Et peu se faisaient prier puisque ce revenu d’appoint, bien que mince, était intéressant. C’était la même chose pour des journalistes de La Presse couvrant la scène politique, à Québec ou à Ottawa, ainsi qu’à l’Hôtel de ville de Montréal et dans ceux de la périphérie. Personne ne trouvait à redire, on ne sentait poindre la moindre menace. On n’a pas vu venir assez tôt.

La télévision, jusqu’alors pas très menaçante pour la presse écrite, faute de salles de rédaction dignes de ce nom, s’est cependant, au fil du temps, révélée une menace: plus souple, plus rapide, en quelque sorte toujours immédiate, elle rendait les articles de journaux caducs. La télévision, désormais, forçait la presse écrite à rivaliser avec elle, l’obligeant à se dépasser.

Puis vinrent les conglomérats regroupant plusieurs entreprises de presse - chaînes de médias écrits et électroniques - au gré de la voracité des investisseurs.

Dans le Québec francophone, deux groupes de presse importants - Gesca et Quebecor - regroupèrent les quotidiens. Ils possèdent aussi d’innombrables périodiques. L’un d’eux a acquis un réseau de télévision, l’autre s’est lancé dans la production télévisuelle. Alors, sous une forme ou sous une autre, on a vu croître le trafic entre les salles de rédaction, convergence que dénoncent les journalistes. Enfin, la majorité d’entre eux!

À ceux qui s’inquiétaient des conséquences négatives possibles sur la qualité de l’information, on a toujours répondu qu’au contraire, ces entreprises devenaient plus solides et pouvaient consacrer des budgets plus importants à l’information qui allait s’en trouver mieux servie.

Mieux servie? On a assisté à des orgies de confusion où on tentait de faire passer certaines promotions pour de l’information, par exemple en faisant des nouvelles pour ploguer des émissions comme la téléréalité et certaines téléséries.

Et que dire de certaines débauches sur toutes les chaînes et tous les réseaux, Le Devoir excepté, où on écoeure l’auditoire ou le lectorat en sautant sur un fait divers autrement anodin qu’on couvre inlassablement des jours durant. Quoi de mieux comme exemple que le traitement incroyablement démesuré qu’on a réservé au cas Myriam Bédard à la fin de 2006 et au début de 2007: deux semaines de mur à mur à la télé comme dans les quotidiens. Plus de temps qu’à l’exécution de Saddam Hussein et à ses conséquences, comme le faisait observer Gil Courtemanche en janvier 2007.

Fais ça court et fais ça vite!

C’est aussi le règne du clip et de la vitesse. L’important, c’est la nouvelle au plus tôt, autant que possible exclusive, qu’importe qu’elle soit inexacte, incomplète ou même, à l’occasion, fausse. On s’ajustera plus tard. À titre d’exemple, une lettre de félicitations adressée à deux journalistes qui avaient eu un scoop mal vérifié, qui s’était retrouvé en une et qui avait été démenti vigoureusement par la suite. L’information qui avait donné lieu à ce texte est restée sans valeur depuis, mais la lettre de félicitations de leur patron disait: «Qui sait si, dans un avenir plus ou moins proche, cette nouvelle ne s’avérera pas. Continuez votre beau travail!» Faut le faire!

Puis, vint Internet. Comme la presse électronique, les journaux ont développé des sites fort bien réalisés et efficaces, qui leur servent, entre autres, à fabriquer leurs vedettes. Les médias écrits n’ont jamais eu autant de titulaires d’un blogue et le nombre de columnists s’est accru de façon quasi indécente. Cela semble servir deux objectifs principaux: cultiver le vedettariat et en profiter bien sûr, puis conforter le point de vue du patron. Ainsi, on peut bien publier une nouvelle qui indispose le boss, on pourra toujours compter sur un escadron de chroniqueurs pour l’interpréter, la réorienter et indiquer ce qu’on doit en penser.

La majorité des journaux tente de rivaliser avec la télévision en faisant de la télé sur papier: gros titres, spread sur deux pages, photos immenses et nombreuses, des colonnes pour les vedettes avec photos démesurées. Il en résulte une diminution du nombre de textes avec des faits (la vraie nouvelle). Tous les journaux du Québec, sauf Le Devoir et The Gazette, n’ont plus de textes en une, laquelle n’est plus qu’une vitrine et rien d’autre. Certains s’en tirent mieux que d’autres au point de vue tirage, mais l’exercice aboutit, dans le meilleur des cas, à remplacer quatre trente sous pour une piastre.

Tous les journaux de la chaîne Gesca ont la même robe en une et tous sont abrités dans le même site Internet, Cyberpresse. Même chose pour les journaux de la chaîne Quebecor: même jaquette et même site Internet, Canoë. On peut bien être d’accord pour partager le même site, s’il peut être de cette façon meilleur. Mais il ne s’agit pas moins là d’une convergence qui gagne du terrain à tous égards.

Que faire?

Les syndicats peuvent-ils faire quelque chose quand ils n’arrivent même pas à convaincre leurs membres de ne pas accepter de propositions qui outrepassent, en primes diverses et en jours de vacances, les dispositions des conventions collectives. Le petit statut particulier reste affriolant…

Des colloques comme celui-ci sont éminemment utiles pour développer une mobilisation et obtenir, au bout du compte, que les journalistes obtiennent un droit au chapitre plus réel dans les entreprises de presse. Il faut favoriser la réflexion, en parler et en parler encore.

Il est clair que les propriétaires des entreprises de presse font du pognon. C’est d’ailleurs leur objectif et il ne s’agit pas ici de s’opposer au profit. L’ex-magnat de la presse, Conrad Black, n’a-t-il pas un jour d’avant ses déboires donné l’heure juste: «C’est un bon commerce!»

Mais à force de rétrécir l’espace et l’énergie consacrés à l’information, il ne restera plus grand-chose pour favoriser l’exercice de la démocratie, surtout si on manipule cet exercice. Combien de fois n’a-t-on pas entendu un chef d’antenne jouissant d’un prestige peu commun présenter une nouvelle en disant le contraire de ce que le topo énonçait!

Le journalisme est sans conteste un rouage majeur de l’exercice démocratique. On peut dire sans se tromper que les partis politiques et les gouvernements seraient tout ce qu’il y a de plus dominateurs s’il n’y avait le chien de garde indispensable que constitue la presse. Et comment pourrait-on contrer la corruption? Déjà qu’ils font tout pour cacher l’information le plus possible, sauf quand il s’agit de couper un ruban…


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Gilles Normand a été journaliste pendant 40 ans, dont 38 à La Presse. Embauché au quotidien de la rue Saint-Jacques en mai 1967, il a couvert l’exposition universelle, véritable université à ciel ouvert. Sa longue carrière lui a fourni l’occasion de connaître tous les rouages du métier, depuis les faits divers jusqu’à la politique, en passant par les cours de justice, la chronique portuaire, les informations générales, les arts et la culture, sans parler d’un séjour de près de cinq ans au pupitre. Il est devenu correspondant parlementaire à Québec au début de 1989, fonction qu’il a quittée au moment de prendre sa retraite du journalisme, en juin 2005, pour se consacrer à l’écriture romanesque.

Bernard Landry – Prévenir les dérives de la liberté de presse


Il est de plus en plus courant de décrire l’aventure humaine comme une longue marche vers la liberté et il faut reconnaître, en évitant toute généralisation triomphaliste, que cette façon de voir est pertinente. Cela est vrai pour les individus, les nations et leurs divers comportements. La liberté de presse est évidemment au cœur de ce cheminement. Elle est devenue incontournable dans les démocraties avancées et elle chemine avec les autres libertés ailleurs.

Cependant, comme l’illustrent certains dérapages de l’économie de marché, la liberté elle-même risque de mener à de graves excès si elle n’est pas régulée. Il en va de même pour la liberté de presse. Plusieurs êtres humains sont morts pour sa conquête et sa défense. Ce la ne veut pas dire qu’elle doive être absolue.

Comme ceux qui respectent l’économie de marché ont le devoir de la surveiller et de la moduler pour sa propre sauvegarde, les garants de la liberté de presse doivent en prévenir les dérives potentielles à travers l’action collective, qu’elle soit étatique, citoyenne ou corporative.

Particulièrement dans un contexte où un capitalisme débridé peut s’allier à sa guise avec les métiers de l’information et les entraîner dans ses méandres. Être informé, c’est être libre, mais cela n’a jamais voulu dire que l’anarchie peut être la mère de la liberté.


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Bernard Landry a acquis au fil de sa carrière une grande notoriété au Québec, assumant d’importantes fonctions au sein du gouvernement dont il a été premier ministre de 2001 à 2003. Après des études en droit et en économie et finance à l’Université de Montréal, il a poursuivi sa formation à Paris à l’Institut d’études politiques et au ministère français des Finances et des Affaires économiques. Il a pratiqué le droit à Montréal et Joliette de 1969 à 1976 avant d’être élu député du Parti québécois. Après un premier passage remarqué à l’Assemblée nationale jusqu’en 1985, il devient professeur à l’UQAM. Il revient en politique active en 1994. Il occupe alors le poste de vice-premier ministre jusqu’en 2001, tout en ayant les plus hautes responsabilités dans des ministères à vocation économique et internationale. Après avoir pris la relève au poste de chef du Parti québécois et de premier ministre, il est réélu en 2003 et devient chef de l’opposition officielle. Depuis sa démission en 2005 et son retour à l’enseignement, Bernard Landry demeure présent sur la scène de l’actualité québécoise puisque ses opinions et ses commentaires sont toujours recherchés.

Stanley Péan - Quels intérêts sert le journalisme aujourd’hui?


Informer est-il encore d’intérêt public? nous demandent les organisateurs de ce colloque portant sur Les médias et la démocratie, avec une justesse criante. Poser cette question, c’est inviter à cette réflexion plus que nécessaire sur la pertinence du travail journalistique dans une société livrée aux lois néolibérales du marché selon lesquelles tout produit, fusse-t-il matériel, culturel ou intellectuel, se voit d’office réduit au seul statut de bien de consommation, et sa production assujettie aux caprices de l’offre et de la demande.
Quels intérêts servent donc les journalistes d’aujourd’hui, au Québec ou ailleurs, quand leur parole est délibérément amalgamée, assimilée à l’incessant bavardage public forcément en vogue à l’heure actuelle dans l’agora médiatique, selon les principes d’un relativisme absolu qui permettent de laisser entendre que les états d’âme narcissiques de n’importe quelle personnalité en vue du showbiz relèvent de l’information, voire du commentaire éditorial? Sous le fallacieux prétexte de démocratiser le débat public, les patrons des médias de masse entretiennent sciemment la confusion entre les genres, qui vise à rendre systématiquement divertissante, donc inoffensive, voire anesthésiante, l’information dont les enjeux et la fonction devraient pourtant, idéalement, se situer ailleurs.
Ailleurs? Mais où donc?
Dans les pages de Caliban, éphémère revue fondée en 1947 par Jean Daniel, éditorialiste au Nouvel Observateur, l’écrivain, philosophe et journaliste Albert Camus (Nobel de littérature, 1957) adressait aux médias français de son temps la critique acerbe qui suit, dont on jurerait qu’elle pourrait concerner notre scène médiatique contemporaine:
«Loin de refléter l’état d’esprit du public, la plus grande partie de la presse française ne reflète que l’état d’esprit de ceux qui la font. À une ou deux exceptions près, le ricanement, la gouaille et le scandale forment le fond de notre presse. À la place de nos directeurs de journaux, je ne m’en féliciterais pas: tout ce qui dégrade en effet la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. Une société qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée et par un millier d’amuseurs cyniques, décorés du nom d’artistes, court à l’esclavage malgré les protestations de ceux-là mêmes qui contribuent à sa dégradation.»
S’engager comme résistant par rapport aux modes et au discours consensuel, telle était l’une des fonctions essentielles qu’attribuait l’auteur de L’Homme révolté à l’intellectuel et au journaliste, ainsi que le rappelle avec brio Jean Daniel dans son essai Avec Camus: comment résister à l’air du temps. Pour Daniel, comme pour Camus, l’information est indissociable d’une culture qui inclut philosophie et littérature, et exclut le racolage. En face des sirènes de l’audimat, dont le chant conforte surtout les intérêts privés, journalistes et intellectuels se doivent de s’opposer en imperturbables champions de la réflexion, du rejet de l’arbitraire et de l’absolu, et enfin du scepticisme salvateur.
À cette condition, et à cette condition seulement, peuvent-ils servir la démocratie et le bien commun.
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Stanley Péan est président de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois depuis décembre 2004. Romancier, il a grandi au Québec où ses parents ont immigré l'année de sa naissance, à Haïti, en 1966. Il prépare actuellement une thèse de doctorat dans laquelle il compare les diverses représentations du vaudou dans les littératures haïtienne, américaine et québécoise. Chroniqueur littéraire à la radio et à la télévision, il collabore aussi régulièrement à de nombreuses revues culturelles et littéraires. Il a également participé à de nombreux colloques et animé plusieurs rencontres avec d'autres écrivains, ainsi que des ateliers d'écriture pour jeunes et moins jeunes, au Québec et en France. Auteur de plusieurs recueils de nouvelles et de romans pour lesquels il a reçu des prix littéraires, il est aussi rédacteur en chef du magazine Le libraire, consacré au monde du livre.

Liza Frulla - Quand média et démocratie se confondent


Alors où est la nouvelle? Dans le clip de huit secondes au téléjournal? Dans la mauvaise photo bien choisie pour la une? Ou plutôt une phrase choc, un titre choc? Un titre qui vend. Ou une phrase citée hors contexte. Pourquoi pas un extrait d’une source anonyme? Ou même la petite phrase assassine qui n’a pas rapport.

Encore mieux: donnons leur du «human». Du plus vrai que vrai. Une retenue de sanglot en direct, une confidence sur l’oreiller de l’animatrice le soir à la télé ou une pitrerie à Infoman. Un bonnet sur la tête, quelques notes de sax en direct à l’émission du soir, une visite de l’humble résidence ou un sketch dans une tente avec des cowboys. On peut aussi «peopleliser» le débat politique. On en raffole de plus en plus. Malheureusement, bien des gens considèrent cela comme de l’information.

Dans un topo à la télé ou un article dans le premier cahier du journal, on entend surtout les commentaires ou on lit surtout les opinions du journaliste, tout en minimisant la présence de la personne pour laquelle nous serions supposés de voter. On a le droit à l’humeur, à «l’éditorialisation» de la nouvelle. Les rôles sont inversés. Le journaliste, le chroniqueur sera la vedette à la place de la vedette.

Pensez-y! Comment pouvons-nous savoir ce que pensent nos politiciens des enjeux de la mission en Afghanistan, de la déstructuralisation de notre industrie manufacturière ou des problèmes non résolus des urgences du CHUM si on ne les laisse parler que durant un court clip au téléjournal. Dans la campagne présidentielle américaine actuelle, nous en sommes mêmes rendus à des clips télé de huit secondes, top chrono. Un peu court pour expliquer comment régler les problèmes en Irak et au Moyen-Orient ou la récession imminente.

On nous dira que le journaliste est là pour expliquer l’enjeu. C’est vrai. Mais plus souvent qu’autrement, celui-ci ou celle-ci interprète la nouvelle, la colore, la simplifie, l’édulcore, la distille. La loi du tirage et des cotes d’écoute prévaut. Vite, vite, vite. Pas le temps d’approfondir, de faire de la recherche. On coupe les détails que l’on juge superflus. Espace et durée obligent. On favorise les anecdotes, le superficiel, le spectaculaire, la controverse, le négatif, versus l’explication des enjeux d’une politique ou le reportage d’un événement.

Et après tout cela, on se demande pourquoi le citoyen déserte l’information dite traditionnelle. C’est parce que les citoyens réagissent. Et ils sont de plus en plus nombreux à aller chercher leur information sur d’autres sources plus diversifiées, moins biaisées, moins éditorialisées, plus complètes. Il ne faut pas perdre de vue que les citoyens ont le droit de savoir. Ils ont aussi le droit de choisir leur source d’information. Et, ne l’oublions surtout pas, ils ont aussi le droit de ne pas savoir.

La démocratie, c’est le pouvoir du citoyen. Non pas celui du politicien. Ni celui des médias. La démocratie, c’est faire confiance au citoyen et non pas le prendre par la main, lui dire ce qu’il est bon de penser ou de ne pas penser, tirer des conclusions à sa place.

L’inverse de la démocratie c’est l’infantilisation du citoyen. Les médias pensent de plus en plus qu’ils peuvent faire une meilleure analyse que ce citoyen, qu’ils peuvent mieux comprendre les événements et les véritables enjeux. Les médias se placent en situation de juge et partie. Ils choisissent ce que les citoyens ont le droit de savoir et comment ils le sauront. On ne rapporte plus la nouvelle, on traite la nouvelle. Si on ne sait pas comment la traiter, on sonde. Et on sonde. Et on sonde. Ça fait des gros titres et ça vend de la copie. Et ça nourrit la concurrence entre les médias et les patrons sont contents.

Ce qu’il manque de plus en plus dans les médias, c’est de l’information non biaisée, non éditorialisée et plus diversifiée. L’inverse de la convergence. De l’information fouillée, documentée, réfléchie. De la véritable information qui n’est pas spectacle. De l’information comme la plupart des journalistes aimeraient la faire. Quand on la retrouvera, les citoyens reviendront.


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Liza Frulla a mené une carrière remplie autant dans le monde des communications et des médias que dans le monde politique. Après avoir été la première femme journaliste sportive au Québec, elle devient directrice du marketing de la Brasserie Labatt, puis directrice générale de CKAC. Elle fait le saut en politique provinciale en 1989 et devient ministre de la Culture et des Communications. En 1998, elle quitte la politique pour animer pendant quatre ans une émission quotidienne à Radio-Canada. En 2002, élue au Parlement canadien, elle est nommée ministre du Développement social, puis ministre du Patrimoine et ministre responsable de la condition féminine. Liza Frulla est aujourd’hui professeure associée au département de sciences politiques de l’Université de Sherbrooke et analyste politique pour Le Club des Ex à RDI. Membre de plusieurs conseils d’administration, elle a aussi été récipiendaire de l’Ordre de la Pléiade.

Anne-Marie Voisard – Internet : du pour et du contre (deuxième texte)


«Toi qui aimes les livres et Gabriel Garcia Marquez, voici quelque chose d'impressionnant qui ne manquera pas de t'intéresser. Tu savais qu'il est au plus mal actuellement? Je viens de l'apprendre dans un diaporama qui contient son testament. Je te l'envoie.» Le courriel me vient d'une amie enseignante, qui tient la nouvelle d'une collègue.

L’information est plausible, puisque l'auteur de Cent ans de solitude aura 80 ans en mars. Sauf que, vérification faite, je la crois fausse. Du moins, je n'ai rien trouvé qui puisse la confirmer. Rien, sinon ce diaporama qu’elle me fait parvenir, signé de maigres initiales, ce qui revient à dire anonyme. Dans Eureka, les plus récentes mentions du nom de l'écrivain colombien concernent son roman porté à l'écran, L'amour au temps du choléra.

Cette histoire survient au moment où je lis les textes fort pertinents de Pascal Lapointe sur le site consacré au prochain colloque Médias et Démocratie. Elle donne à voir qu'Internet a ses limites. Que des gens hautement scolarisés, à l'affût des nouvelles, peuvent facilement se laisser embobiner. Qu'en est-il de ceux que le chercheur Henry Milner, dans son texte tout aussi passionnant et remarquablement bien documenté, classe parmi les analphabètes fonctionnels? C'est plus du quart des Québécois (28%), selon les statistiques.

Voyant cela, je me dis que, dans un monde idéal, informer devrait rester le privilège de ceux dont c'est le métier. Qu’on ne devrait pas autoriser n’importe qui à s'improviser journaliste. D'autant plus que des candidats sérieux sortent des universités. Et que plusieurs médias organisent des stages qui donnent la préparation immédiate.

Mais c'est rêver en couleur. Internet est accessible à tous. Il offre le pire... et le meilleur. Parfois je me demande comment on réussissait à travailler avant l'arrivée de l'ordinateur. Je ne parle pas ici que du clavier et de l'infinie possibilité qu'il offre de fignoler notre prose jusqu'à sa publication. Merveilleux outil de documentation, le Web est quasi sans limites, une fois qu'on a réussi à l'apprivoiser. Il répond à nos questions dans le temps de le dire. La rapidité n'est pas la moindre de ses qualités.

Je revois nos vétustes centres de documentation, et leurs chemises jaunies, qui sont aujourd'hui relégués dans les sous-sols. Nous n'avions que ça, avec les microfilms, en guise d'archives. Et c'était long à consulter. Nos articles forcément devaient s'en ressentir. Il fallait écrire quotidiennement. Au fil des différentes éditions, les infos suivaient. On faisait du mieux qu'on pouvait avec les moyens d'alors.
Les temps ont bien changé. L'accès aux sources, via Internet, ne laisse plus d'excuses à une information tronquée, voire incomplète. Mais attention! Il ne suffit pas de maîtriser l'instrument pour prétendre à du travail de qualité. Hier comme aujourd'hui, le bon journaliste n'est pas celui qui reste dans son bureau, les pieds au chaud dans ses pantoufles. Il sort.

Je relis Gilles Lesage. «Les faits, d'abord et avant tout», écrit le journaliste chevronné en conclusion d'un dossier publié dans la revue RND, et reproduit sur le site réservé au colloque. Il a parfaitement raison. De même aussi lorsqu'il en appelle à «l'exactitude et la précision des faits, d'une part, et la vérification et la rigueur, de l'autre...»

Pour ça, on a tout intérêt à aller sur le terrain, constater de visu. Internet est un facilitateur extraordinaire. Mais il ne remplace pas le contact direct avec les personnes qu'on interroge, et qui nous font confiance. Il faut apprendre à les écouter, à saisir au-delà des paroles. L'émotion qui se cache derrière, loin d'être négligeable, éclaire les faits. Elle aide à mieux informer le public.


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Anne-Marie Voisard, qui demeure active comme journaliste indépendante, a pris sa retraite du quotidien Le Soleil en 2006. Elle y avait été embauchée en 1961 pour travailler aux pages féminines. Après avoir quitté le journal quelques années pour compléter un bac en pédagogie, elle y revient et se retrouve, au moment de la création des cégeps, affectée à l'éducation. Comme journaliste, elle a touché à tout: littérature, éditorial, dossiers à caractère social... Au cours de ses six dernières années au Soleil, elle a supervisé les stages en journalisme. De sa carrière, on retient deux faits parmi d'autres: en 1980, elle reçoit le prix Judith-Jasmin pour une série d'articles, Alcool et Travail. Pour elle, c'est un baume, au terme d'une bataille qui l'a menée jusqu'en Cour suprême. La cause? Un texte jugé trop critique par le directeur de l'information d'alors, qui lui en avait substitué un de son cru.

Pascal Lapointe – Une piste de solution (quatrième texte)


Résumons. De l’ensemble des textes parus jusqu’ici sur ce blogue se dégagent un grand axe et deux petits:

1) Les médias se sentent libérés de toute responsabilité civique. Autrement dit, défendre l’intérêt public, ce n’est plus leur tasse de thé. Leurs intérêts corporatifs, écrit Laurent Laplante, ont pris le dessus. Il en résulte, ajoute François Demers, que des questions fondamentales à l’avenir de notre société sont complètement occultées, sans doute parce que pas assez «vendeuses». On voit mal comment les journalistes pourraient infléchir cette tendance, d’autant plus qu’ils sont nombreux à en profiter - surtout les vedettes, et ce n’est pas un hasard si le culte de la vedette a pris autant d’importance. Si on veut que les médias prennent plus à coeur « l’intérêt public », il n’y a que deux voies: une lente conscientisation de la population (qui y travaille?) ou des réglementations. Réglementations qui, par exemple, propose Isabelle Gusse, obligeraient les médias à insuffler davantage d’infos d’intérêt public. Ou favoriseraient les médias indépendants. Ou même, limiteraient la concentration de la presse, ajoute Anne Pineau.
2) L’information est de plus en plus rapide. C’est le règne du clip, écrit Gilles Lesage, ce qui suppose moins d’enquêtes, moins de suivis et moins d’explications. Là aussi, on voit mal comment les journalistes pourraient infléchir la tendance, surtout les jeunes qui cherchent à se tailler une place. Nombreux sont ceux qui, de toutes façons, souscrivent à l’argument selon lequel c’est la logique capitaliste qui détermine le règne du clip, ce qui nous renvoie à l’axe numéro 1.
3) Il y a aussi le problème des lois d’accès à l’information, de plus en plus grugées par la lourdeur du processus et la culture d’impunité, souligne Anne Pineau. Une réglementation plus favorable aux médias s’impose. Mais un tel progrès, aussi souhaitable soit-il pour l’intérêt public, n’affecterait ni la logique capitaliste ni la culture du clip.
Les journalistes québécois ont souvent bloqué sur des propositions de réglementer leur métier, y craignant chaque fois la grosse patte griffue de l’ours gouvernemental.

Pour éviter cette impasse, n’y aurait-il pas d’autres voies juridiques sur lesquelles un consensus serait facile à obtenir? Et sur lesquelles le poids du nombre, avec un lobbying efficace, aurait un impact plus rapide? Eh bien justement, oui, il y en a une: l’amélioration des conditions de travail.

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Pascal Lapointe est journaliste depuis une vingtaine d'années. Il est toujours demeuré près du milieu de la pige, comme pigiste lui-même, comme rédacteur en chef de l'Agence Science-Presse, petit média à but non lucratif et porte d'entrée pour les débutants, où il a contribué à former de nombreux journalistes, et à titre de membre du conseil d'administration de l'AJIQ dans les années 1990 et 2000. Il est co-auteur du livre Les nouveaux journalistes: le guide. Entre précarité et indépendance (PUL, 2006).